lundi, septembre 18, 2006

* Mondialisation, réarmer l'Europe...!

** Pendant la première moitié du précédent millénaire, l'histoire économique mondiale s'est déroulée ailleurs qu'en Europe occidentale. Selon le statisticien Angus Maddison, l'Asie représentait il y a mille ans les deux tiers de la production mondiale, contre moins de 10 % pour l'Europe occidentale, alors à égalité avec l'Afrique. Ce n'est qu'au début du XIXe siècle que l'Europe a vraiment décollé. Sommes-nous aujourd'hui entrés dans une nouvelle phase du processus de mondialisation, dans laquelle l'Europe occidentale retrouverait les seconds rôles ?

Nous vivons aujourd'hui la troisième grande vague de mondialisation. Comme les précédentes, celle-ci a une double dimension géographique et technologique. Avec l'intégration de la Chine, de l'Inde et de l'ex-bloc soviétique, les ressources potentielles en main-d'oeuvre sur le marché mondial ont subitement été multipliées par deux. Comme ces nouveaux entrants ont initialement apporté avec eux très peu de capital, le ratio capital/travail dans l'économie mondiale a chuté. Il en résulte mécaniquement, au niveau mondial, une pression à la hausse sur la rémunération du capital et à la baisse sur celle du travail.

Ce choc se manifeste d'abord sur les emplois les moins qualifiés, et plus particulièrement dans les autres économies émergentes. Mais il serait faux d'en conclure que les emplois plus qualifiés dans les économies développées ne seront pas affectés. En effet, la Chine et l'Inde produisent chaque année un nombre très élevé de jeunes diplômés, de plus en plus concurrentiels vis-à-vis de leurs homologues américains ou européens. Sous peu, la Chine formera plus d'ingénieurs et de docteurs en sciences que les Etats-Unis. Le monde occidental va ainsi progressivement perdre le monopole du savoir.

A ce premier choc s'en ajoute un autre sur les prix relatifs des matières premières par rapport aux produits manufacturés. Lors des précédentes vagues de mondialisation, les nouveaux territoires intégrés au commerce mondial disposaient généralement d'abondantes matières premières. Cette fois-ci, Russie exceptée, c'est l'inverse : l'Inde et surtout la Chine sont de gros importateurs de matières premières et de gros exportateurs de biens manufacturés, voire de services.

En contrepartie, la progression rapide du pouvoir d'achat et l'émergence d'une nouvelle classe moyenne dans ces pays vont très vite se traduire par un marché de plusieurs centaines de millions de consommateurs. D'ici vingt ans, la Chine va devenir le premier marché mondial d'automobiles, devant les Etats-Unis. Seule l'Europe de l'Ouest, ou plus exactement une partie d'entre elle, ne paraît guère bénéficier du dynamisme mondial. De fait, les trois grands pays continentaux (Allemagne, France et Italie) ont nettement décroché depuis une dizaine d'années, y compris par rapport à leurs proches partenaires. L'Union européenne a aujourd'hui un poids économique disproportionné au regard de sa population (30 % du PIB mondial pour 7 % de la population mondiale), qui reflète avant tout l'histoire économique des deux derniers siècles. Le rattrapage de niveau de vie de géants comme la Chine ou l'Inde rend inévitable un recul relatif de l'Europe, mais ceci ne signifie pas nécessairement un recul en termes absolus. La stagnation puis la baisse de la population européenne au cours des prochaines décennies vont accentuer ce déclin, sauf changement des politiques d'immigration. Et, à l'horizon 2050, il ne devrait plus y avoir un seul pays européen dans le groupe des sept plus grandes économies mondiales.

Malgré son relatif dynamisme démographique, le poids de la France va lui aussi poursuivre son recul. En 1870, le PIB français était voisin de celui des Etats-Unis ; aujourd'hui, il est équivalent à celui de la Californie. Le même type d'évolution est à attendre vis-à-vis de la Chine, mais en moitié moins de temps : d'ici à 2050, le PIB français va se comparer à celui non plus de la Chine mais de la province du Guangdong. Les trois grands pays d'Europe continentale ont privilégié la préservation de leur modèle social plutôt que son adaptation. Or ce "modèle" combine plusieurs caractéristiques incompatibles avec le processus de "destruction créatrice" inhérent à la mondialisation : des coûts fixes élevés, qui évincent les dépenses de recherche et d'innovation ; la protection des droits acquis et des emplois existants, qui freine les nécessaires redéploiements de la main-d'oeuvre et accentue l'exclusion des jeunes ; un système de prélèvements qui décourage le travail et la prise de risque, alors que les créateurs et les innovateurs sont de plus en plus mobiles.

L'intégration européenne a eu des effets pervers. L'attention et l'énergie des gouvernements se sont souvent trop focalisées sur les seuls dossiers européens au détriment des réformes internes. En outre, l'euro a joué un rôle protecteur anesthésiant, en desserrant à court terme la discipline exercée par les marchés financiers sur les politiques nationales.

Pour autant, l'intégration européenne demeure l'instrument le plus puissant et le plus adapté pour faire face aux défis de la mondialisation. L'ère des vieilles et grandes puissances européennes séparées est désormais derrière nous. Dans le scénario vertueux, l'intégration européenne combinée aux réformes internes permettra de tirer pleinement parti des gains de la mondialisation. Dans le scénario inverse, l'absence de réformes internes fera apparaître l'intégration européenne comme un processus de plus en plus pénalisant, et conduira tôt ou tard à son rejet, et finalement au déclin en termes absolus - et non plus seulement relatifs - de chacun des vieux Etats d'Europe occidentale. Le monde redevient de moins en moins européen. Il n'y a pas d'autre choix pour l'Europe occidentale que de s'adapter.

Daniel Bouton est PDG de la Société générale.Olivier Garnier est directeur général adjoint de Société générale Asset Management.

LE MONDE
Article paru dans l'édition du 19.09.06

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