mercredi, décembre 03, 2008

*L'Europe au pied du mur, par Jean Pisani-Ferry*

***Autant que le chiffre, ce sont les mots qui frappent. Le montant du plan de relance auquel vient d'appeler la Commission européenne est certes impressionnant : avec 200 milliards d'euros, celle-ci propose de financer par la dépense budgétaire et les réductions d'impôts l'équivalent de dix jours de consommation des ménages. Mais il est tout aussi extraordinaire d'entendre Bruxelles recommander "une injection massive de pouvoir d'achat dans l'économie" et argumenter que c'est la seule manière de neutraliser la baisse attendue de la demande. Pour une institution qui, depuis vingt ans, a plaidé sans relâche pour la réduction des déficits, le changement de pied est radical.

Cet appel à une action keynésienne de grande ampleur est bienvenu. Dans toute l'Europe, les enquêtes de conjoncture auprès des entreprises sont plus noires qu'elles ne l'ont jamais été, et continuent de se dégrader. La demande privée s'effondre parce que les entreprises ne peuvent plus ou n'osent plus investir, que les ménages craignent de consommer, et que les marchés extérieurs se contractent.

Pour enrayer la spirale récessive, les Etats doivent jouer leur rôle d'acheteur en dernier ressort. Une intervention immédiate est d'autant plus nécessaire que la perspective d'une contraction de la production aggrave la chute des marchés d'actions et que celle-ci induit en retour de nouvelles pertes dans le secteur financier. L'exemple de la banque américaine Citibank, qui vient de faire l'objet d'un nouveau plan de sauvetage quelques semaines après une première injection de capital public, doit faire réfléchir.

Ce n'est évidemment pas d'un coeur léger que les avocats du désendettement se sont mués en apôtres des déficits. Pendant la récession, l'Europe continue de vieillir, et les charges de retraite d'augmenter. Comme il faudra bien solder demain ce qui sera dépensé aujourd'hui, la relance rendra nécessaire une rigueur accrue pour la décennie prochaine. Mais il serait erroné de croire que l'Union n'a pas les moyens d'une action vigoureuse.

En 2007, le déficit public agrégé y était inférieur à 1 % du PIB, contre 3 % aux Etats-Unis, et la dette publique était dans les deux cas de l'ordre de 60 % du PIB. L'Union européenne prise globalement n'est pas plus contrainte que les Etats-Unis de Barack Obama.

La spécificité de l'Europe est que la politique économique n'y est pas centralisée : sur 100 euros de dépense publique, 2 seulement relèvent du budget de l'Union. La Commission peut bien proposer, ce sont les Etats qui disposent car une relance ne peut reposer que sur leur action conjointe.

Or la coordination de leurs efforts soulève deux grandes difficultés. La première est que les situations budgétaires varient considérablement d'un pays à l'autre : en 2007, les finances publiques espagnoles étaient en surplus, l'Allemagne avait atteint l'équilibre au terme d'un effort résolu, mais la France continuait de tutoyer le seuil des 3 %. La seconde est qu'en raison de la forte intégration des économies, chacun est tenté de jouer les passagers clandestins et de compter sur la relance de ses voisins. Ou en d'autres termes d'annoncer de grandes initiatives mais, en pratique, d'économiser ses efforts.

Il serait donc illusoire d'attendre que l'initiative décentralisée aboutisse spontanément au résultat attendu : la somme des efforts nationaux aurait toute chance d'être insuffisante. Qui plus est, les politiques nationales risqueraient fort de s'orienter vers les subventions aux producteurs nationaux et les politiques sectorielles plutôt que vers le soutien à la demande et l'action macroéconomique.

Encouragés par l'exemple des banques, une série de secteurs ne vont pas manquer d'appeler les gouvernements à l'aide. C'est déjà le cas de l'automobile. Aller dans cette direction conduirait à une course aux subventions qui finirait par dégénérer en de multiples différends et mettre en cause le bon fonctionnement du marché intérieur européen.

Mais il est tout aussi illusoire de compter sur une coordination qui aboutirait à demander aux Etats, dont la situation budgétaire est saine, de relancer pour le compte des autres. Cela reviendrait pour l'essentiel à compter sur l'Allemagne, et celle-ci, déjà, a fait savoir que la fourmi ne viendrait pas en aide aux cigales.

L'Europe est ainsi au pied du mur. La Commission a eu raison de fixer le cap, mais cela ne suffit pas. Il faut organiser l'action commune. Pour cela, il faut que les Etats résistent à la tentation de faire semblant, que Bruxelles fasse sans complaisance le compte des efforts nationaux, et qu'une discussion sérieuse ait lieu sur la répartition des efforts.

Le mieux, pour trancher le noeud gordien, serait que chacun contribue de façon égale à la relance, à charge pour ceux dont la situation budgétaire initiale est déjà dégradée de préciser dès maintenant comment ils procéderont demain au redressement nécessaire.

Le 11 décembre, date du prochain sommet, on saura si l'Union est capable d'une telle action concertée. L'expérience enseigne que ce genre d'exercice est extrêmement exigeant. La gravité de la situation économique justifie aujourd'hui que les Etats s'y prêtent.

S'ils y réussissent, ils auront inventé, dans l'action, le gouvernement économique pour lequel la France a régulièrement plaidé sans bien savoir ce que recouvrait cette notion.

S'ils échouent, ou s'entendent pour inaugurer un nouveau village Potemkine, on saura que, malheureusement, l'Union européenne n'est pas faite pour les tempêtes.

*Jean Pisani-Ferry est économiste et directeur de Bruegel, centre de recherche et de débat sur les politiques économiques en Europe.


Le Monde
03.12.08.

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