***Andreï Makine, lauréat en 1995 du prix Goncourt et du prix Médicis pour « Le Testament français », écrit en français depuis son arrivée à Paris, il y a vingt-deux ans. Il publie aujourd'hui « La Vie d'un homme inconnu ».
L'écrivain et ex-dissident russe évoque le monumental travail sur soi que représente le passage d'une langue à l'autre.
LE FIGARO LITTÉRAIRE. - Pour vous, écrire en français, est-ce une nécessité ou un choix ?
Andréï MAKINE. - En fait, je ne me suis jamais posé la question. Ou je ne me la pose pas en ces termes. C'est tout naturellement que j'écris en français, et ce depuis mon arrivée en France, il y a un peu plus de vingt ans. Cette langue, je l'ai entendue dès mon enfance, dans ma lointaine Sibérie. Elle venait de la bouche de ma grand-mère, d'origine française. Le français m'a toujours baigné et a encouragé, stimulé mon amour pour la littérature française. Je considère, à juste titre, le français comme ma langue « grand-maternelle ».
Certains affirment que le français a tellement imprégné la langue russe qu'un Parisien ou un Auvergnat pourrait parfaitement se débrouiller à Moscou, sans prononcer un seul mot de russe. C'est sérieux ?
Bien sûr, c'est même très sérieux. Sylvain Tesson a très bien expliqué tout cela, et avec humour, dans son ouvrage intitulé Katastrof ! La liste des emprunts est très longue : sabotage, cauchemar, pilote… Par ailleurs, il existe un lien littéraire très fort entre la Russie et la France. Sans remonter jusqu'au siècle des Lumières où le français était la langue des diplomates et des intellectuels européens, j'aimerais rappeler, par exemple, que Tolstoï avait écrit les premières pages de Guerre et Paix directement en français, avant de se raviser, et que le grand Dostoïevski était parvenu à traduire en russe Eugénie Grandet, de Balzac… C'est ce qui a déterminé sa vocation littéraire. Et Raskolnikov, c'est un peu Rastignac, non ?
Pourtant, d'autres écrivains russes exilés en France n'ont pas franchi le pas et ont continué d'écrire dans leur langue maternelle…
Oui, c'est d'ailleurs le cas de Tourgueniev et d'Ivan Bou nine, le premier Prix Nobel russe, auquel je voue une vive admiration. Mais il y a quelques exceptions. Je pense à Marina Tsvetaïeva qui a vécu une quinzaine d'années en région parisienne, pendant l'entre-deux-guerres, et qui a rédigé quelques proses directement en français, notamment sur son père.
Quelles sont les principales différences entre le russe et le français ?
Tout les oppose. Le français est une langue analytique, nourrie de nombreuses propositions, alors qu'en russe, ce sont les déclinaisons qui dominent la syntaxe. Autre distinction : le français est cartésien et a été modelé par les grands auteurs de l'éloquence, d'où un certain goût du laconisme et ce raffinement qui marquent la grande littérature française.
Aujourd'hui, de nombreux écrivains étrangers installés en France en ont adopté la langue. Cela vous surprend-il ?
Je ne suis pas surpris, mais je reste très méfiant. Quand on pense au travail monumental sur soi que représente le passage d'une langue à une autre… Je reste persuadé qu'en France, de nombreux auteurs se font aider dans ce délicat travail et que certains textes sont tout simplement réécrits… Moi, j'ai au moins cette qualité : j'écris sans accent…
Dans votre dernier roman, un des protagonistes déclare : « Un exilé n'a, pour patrie, que la littérature de sa patrie. » Est-ce votre avis ?
Bien sûr, et j'aurais envie d'ajouter : rien de mieux pour défendre une langue que d'écrire un bon récit. Mes livres sont des actes d'amour adressés à la langue française. Je l'ai déjà évoqué dans Cette France qu'on oublie d'aimer, à l'heure où la littérature se retrouve trop souvent gâtée, voire pourrie par cette exécrable mondialisation. Et que dire de la télévision, ce réceptacle verbal des pires bêtises ? Ou de cet argot infâme et abâtardi, ce verlan venu des quartiers dits pudiquement difficiles ? Être « musical », et en français, dans cette cacophonie globale, est devenu mon combat. Le seul salut possible passe sans doute par la prose poétique. Alors, la communion entre les hommes pourra prendre le pas sur la communication.
Propos recueillis par Thierry Clermont
Le Figaro
08/01/2009
***En effet : "Le monumental travail sur soi que représente le passage d'une langue à l'autre"!
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