***Les parlementaires brésiliens passent beaucoup de temps dans les airs. C'est un impératif géographique. Dans un pays grand comme seize fois la France, ils prennent souvent l'avion entre Brasilia et leur circonscription.
Mais il y a voyage et voyage, comme il y a devoir et plaisir. Ce que les députés et sénateurs aiment par-dessus tout, ce sont les excursions au long cours, de préférence vers l'Europe ou les Etats-Unis.
En attirant l'attention il y a quelques semaines sur le goût prononcé des élus du peuple pour les escapades lointaines, un site Internet a déclenché un scandale qui tarde à s'apaiser. Pour une raison toute simple : ces agréables périples ont été accomplis grâce à l'argent public.
Soyons précis. En vingt-deux mois - de janvier 2007 à octobre 2008 -, 1 881 billets internationaux ont été émis au profit de 261 des 513 députés. Destinations favorites : Miami, Paris, New York, Londres, Madrid, Buenos Aires, et Bariloche, célèbre station de ski argentine. Le président de la Chambre lui-même, Michel Temer, s'est rendu en France avec sa femme aux frais de la princesse.
En allant savourer les joies du tourisme loin de leur pays, à la santé du contribuable brésilien, les parlementaires ne font rien d'illégal, et c'est bien là le noeud du scandale. Car tout député ou sénateur dispose chaque mois pour ses billets d'avion d'une somme pouvant aller jusqu'à 8 000 dollars, et qu'il utilise à sa guise. Coût annuel pour le Congrès : 35 millions de dollars.
Faute de pouvoir, ou de vouloir, dépenser eux-mêmes leur quota, qui est cumulable, les parlementaires se retrouvent vite à la tête d'un stock de billets dont ils font généreusement profiter, sans violer aucun texte, conjoints, parents, enfants, amis et maîtresses.
L'affaire a pris de l'ampleur lorsqu'un jeune député, familier des pages people, a avoué avoir "invité", à Miami et au carnaval de Natal, son amoureuse de l'époque et ancienne compagne du défunt pilote de F1 Ayrton Senna, la présentatrice de télévision Adriane Galisteu, en compagnie de la mère de celle-ci, et de quelques mannequins. D'autres ont fait mieux. Le plus prodigue a financé 40 voyages sur son quota. Le plus convivial a alloué 77 billets aux joueurs du club de football Ceara Sporting, dont il était le président. La veuve d'un sénateur a obtenu 50 000 dollars, somme équivalente à la valeur des billets non utilisés par son mari disparu. Un député connu, Fernando Gabeira, d'ordinaire professeur de vertu, et qui faillit être élu maire de Rio en octobre 2008, a reconnu avoir offert à sa fille un voyage vers Hawaï.
Les largesses de l'Etat envers les élus ont parfois alimenté un véritable marché parallèle dans certaines agences de voyage de Brasilia. De l'aveu même des autorités législatives, 18 députés sont soupçonnés d'avoir revendu leur quota de billets à des professionnels du tourisme, une pratique évidemment illégale.
Loin de battre leur coulpe, la majorité des parlementaires estiment avoir seulement bénéficié d'un système bienveillant, en place depuis quarante ans. Les députés de base, qu'on appelle au Brésil "le bas clergé", invoquent pour leur défense, avec une superbe mauvaise foi, des arguments-massues, comme la sauvegarde de la paix conjugale.
L'un dit : "Je suis du Pernambouc (dans le Nordeste). Vous voudriez que ma femme reste là-bas quand je suis à Brasilia. Vous voulez nous séparer !" Un autre ajoute : "La famille, c'est sacré. Les anniversaires, on doit les célébrer ensemble." Un troisième renchérit : "Bientôt, on va nous demander de nous déplacer à dos d'âne, d'habiter dans une masure et de confier notre courrier à des pigeons voyageurs." En vérité, les élus accumulent les privilèges. Outre un honorable salaire (5 000 euros sur quinze mois pour deux jours et demi de présence par semaine), tous leurs frais sont pris en charge par le Congrès : logement de fonction, restauration, secrétariat, voiture avec chauffeur, soins médicaux. Il suffit d'avoir été sénateur six mois pour être soigné gratuitement à vie. Selon un calcul de la revue Epoca, un parlementaire gagne par an au Brésil l'équivalent de 532 salaires minimums, contre "seulement" 112 pour un congressiste américain.
Dans un pays où quatre habitants sur cinq n'ont jamais mis les pieds dans un avion, la "nouba des voyages", comme l'a baptisée la presse, est un cas d'école sur les rapports entre politique et éthique. Elle rappelle que la confusion entre bien public et intérêts privés et ses corollaires - la corruption, le népotisme, le clientélisme - restent ancrés dans la culture nationale. L'absence de transparence et la faiblesse des contrôles permettent aux hommes publics de maintenir leurs privilèges de caste. En l'espèce, le Parlement a réduit de 20 % les quotas d'avion et les a réservés désormais aux parlementaires et à leurs épouses et descendants.
Le plus surprenant, dans cette affaire, aura été la complaisance envers les élus manifestée par le président Luiz Inacio Lula da Silva. Manquant l'occasion de rappeler la classe politique à ses devoirs moraux, Lula a jugé que "ce n'était pas un crime" pour un député de "donner des billets d'avion". Et il a reproché aux journalistes "d'avoir présenté comme une nouveauté quelque chose de plus ancien que la découverte du Brésil".
Jean-Pierre Langellier
Le Monde
06.05.09
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