"On s'en veut de s'apitoyer encore sur l'Europe, quand la politesse commande de ne pas tirer sur les ambulances. On s'en veut de pointer à nouveau une faiblesse de cette "Europe instituée" - pour reprendre la belle expression du politologue et géographe Michel Foucher. L'Europe pèse moins que jamais sur la scène internationale ; elle suscite, au mieux, l'indifférence des opinions publiques à l'intérieur de ses frontières ; enfin, ses dirigeants viennent de se livrer, à propos des Roms, à un étonnant spectacle pugilistique. Mais voilà, à tout cela, qui accable déjà la bête, il faut ajouter un autre mal : elle est en faillite, l'Europe, en faillite financière s'entend.
Il ne s'agit pas de la dette souveraine cumulée des membres de l'Union européenne (UE), mais du budget de cette dernière - budget de fonctionnement et d'investissement. A Bruxelles, les caisses sont vides !
Sur le front de l'actualité européenne, la bataille budgétaire sera la bataille de l'automne, celle qui va dominer l'activité du Parlement de l'Union. Elle risque d'être sanglante. Pour la première fois, elle se déroule cette année selon les règles du traité de Lisbonne. Entré en vigueur en 2009, il fixe les modalités de fonctionnement d'une Union à 27 membres. Elles marquent, en matière budgétaire, un progrès important : elles donnent le dernier mot au Parlement. Avis aux esprits chagrins : s'il est un domaine dans lequel l'UE ne cesse de progresser, c'est celui de sa démocratisation et, notamment, des pouvoirs conférés aux 736 membres de son Parlement. Voilà une Assemblée digne d'une démocratie : elle vote le budget.
Les bonnes nouvelles s'arrêtent là. La Commission a soumis cet été un projet de budget 2011 de l'ordre de 126,6 milliards d'euros, soit 1,02 % du produit national brut (PNB) de l'Union. Crise et dette publique obligent, c'est un budget d'austérité : la priorité des Etats membres est de restaurer leurs finances publiques, pas d'alimenter celles de l'Union. Mais c'était encore trop pour le Conseil européen, qui a corrigé ce canevas à la baisse (Le Monde du 18 août) avant de le soumettre à la commission des finances du Parlement européen.
Par l'une des rares bonnes fortunes de l'Europe en ce moment, ladite commission est présidée par le Français Alain Lamassoure (UMP). Sur les affaires de l'UE, c'est un homme aussi éclairé qu'éclairant, chez qui l'expérience et le sens des réalités n'ont pas tué l'enthousiasme pour l'aventure européenne. Il dit les choses comme elles sont : "C'est l'impasse, le blocage budgétaire."
L'UE est devenue un "géant législatif", explique-t-il. A chaque nouveau traité - Maastricht (entré en vigueur en 1993), Amsterdam (1999), Nice (2003), Lisbonne (2009) -, le Conseil européen a ajouté des compétences à l'Union. En clair, cela veut dire que les chefs d'Etat et de gouvernement lui ont assigné de plus en plus de tâches : énergie, environnement, recherche, enseignement supérieur, création d'un service diplomatique de 6 000 agents, etc.
A chaque nouveau champ d'intervention auraient dû correspondre de nouvelles ressources pour l'Union. Mais, solidement installé dans une royale désinvolture, le Conseil n'a jamais voulu doter l'UE de moyens à la hauteur de ses nouvelles fins. Au contraire, plus l'UE a de missions propres, moins elle a de ressources : son budget représentait 1,28 % du PNB européen au milieu des années 1980, 1,02 % aujourd'hui...
D'où cette impression que l'Europe est une puissance velléitaire dont les sommets accouchent de projets grandioses qui ne voient jamais le jour. Souvenez-vous de celui de Lisbonne où le Conseil décrète que l'Europe va se doter de "l'économie de la connaissance la plus compétitive du monde" ! Cocasse et triste à la fois : l'Europe, combien de brevets ?
Si l'Union est devenue un "géant législatif", elle est un "nain budgétaire", poursuit M. Lamassoure. A sa naissance, avec le traité Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA, 1951), elle dispose de ressources propres : les droits de douane perçus à ses frontières (le tarif extérieur commun). Au fil des grandes négociations sur l'abaissement mondial des barrières douanières, ces revenus disparaissent. Pour remplir les caisses, on décide en 1984, à titre provisoire, complémentaire, de doter l'Europe de contributions de chacun de ses membres - calculées en proportion de leur PNB et de l'assiette de leurs TVA respectives.
Le provisoire a duré ; le complémentaire est devenu le principal. Aucune recette propre n'a plus été décidée. Aujourd'hui, l'essentiel du budget européen est constitué des contributions nationales. C'est la ligne UE dans les projets de loi de finances des 27, aussi peu populaire chez les grands argentiers que chez les élus nationaux.
Triomphe alors la logique dite du "juste retour" - l'Europe doit me ramener autant que je lui apporte -, qui est l'antithèse de l'esprit communautaire.
M. Lamassoure observe sobrement : hier, "les ministres des finances ne voulaient pas payer" ; aujourd'hui, avec la crise, "ils ne peuvent plus payer". Il faut sortir du blocage budgétaire européen. Il faut se dégager de la prison des contributions nationales.
Cela signifie une chose : recréer des ressources propres pour l'Europe. Majoritaire, le groupe conservateur au Parlement (le Parti populaire européen, PPE) propose d'instaurer un impôt européen (taxe sur les transactions financières ou les émissions de CO2). Plus inventif, M. Lamassoure suggère de faire percevoir par l'Europe et de lui attribuer directement la TVA sur certaines importations hors UE (par exemple, sur les voitures).
Il propose une sortie par le haut : le Conseil, le Parlement et la Commission se mettent d'accord sur la réunion au plus vite d'une conférence budgétaire européenne qui serait chargée de formuler dans un délai d'un an un projet de ressources propres pour l'UE en contrepartie d'une diminution radicale des contributions nationales. Mais il n'exclut pas un scénario de crise qui verrait le Parlement refuser de voter le budget de l'UE - si rien ne change..."
Alain Frachon (Chronique "International"-Le Monde)
Bien à vous,
Morgane BRAVO