vendredi, juin 08, 2007
*Pour Londres, la corruption est un outil diplomatique*
***Au nom de la realpolitik, le gouvernement de Tony Blair tente de justifier le versement de pots-de-vin à l'Arabie Saoudite en échange de contrats d'armement. Mais cette position n'est pas tenable, estime The Guardian.
Vingt-deux ans ont passé depuis qu'ont surgi les premières accusations, en octobre 1985, du versement d'une commission aux Saoudiens en échange du plus gros contrat de vente d'armes jamais signé par le Royaume-Uni. Depuis, tous les gouvernements qui se sont succédé à Londres ont nié l'existence de tels pots-de-vin, invoquant la sécurité nationale et le secret d'Etat.
Mais The Guardian peut aujourd'hui confirmer que plus de 1 milliard de livres a bien été versé en secret par British Aerospace (BAE) dans le cadre de ce contrat et avec l'approbation des services du ministère de la Défense britannique, sur un compte appartenant au prince saoudien Bandar [fils de l'héritier du trône, le prince Sultan, et ancien ambassadeur à Washington].
La première réaction de Tony Blair, le 7 juin, a été de dire que l'essentiel de cette affaire, qui s'est déroulée dans les années 1980, appartenait au passé. Mais cela ne relève en aucun cas de l'Histoire : l'affaire Bandar a des implications on ne peut plus contemporaines.
Le versement présumé de ces pots-de-vin au prince saoudien a été découvert grâce à une enquête du Serious Fraud Office (SFO, Bureau des fraudes graves), suspendue en décembre dernier sur ordre de lord Goldsmith, l'Attorney général du Royaume-Uni [le plus haut conseiller juridique du gouvernement]. Lorsque l'Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) a décidé de réexaminer les chiffres sur la corruption au Royaume-Uni, les soupçons concernant ces pots-de-vin princiers ont été cachés par le pouvoir. Les gouvernements précédents ont imaginé et effectué ces versements. Le gouvernement actuel, lui, les a maintenus et s'en est fait le complice actif.
Selon Tony Blair, si la SFO avait poursuivi son enquête, celle-ci aurait mis à mal la relation stratégique cruciale de Londres avec l'Arabie Saoudite, qui nous aide dans la lutte contre le terrorisme, et le Royaume-Uni aurait vu disparaître des milliers d'emplois. Voilà encore le fameux argument de la realpolitik (ou Riyadpolitik ?) si souvent invoqué.
Les prétextes ne manquent d'ailleurs pas pour les champions du pragmatisme. BAE est un fournisseur officiel du Pentagone, et les ventes aux Etats-Unis représentent 42 % du chiffre d'affaires du groupe. Par ailleurs, BAE monte actuellement une offre de rachat de 2 milliards de livres sur Armor Holdings of Florida, qui fabrique le blindage des Humvee utilisés en Irak et en Afghanistan.
Votée en 2002, la législation anticorruption britannique n'a donné lieu à aucune poursuite. Aux Etats-Unis, le Foreign Corrupt Practices Act a permis de nombreux procès. Or BAE s'est engagée depuis 2000 à respecter les dispositions de cette loi interdisant le versement de commissions à des responsables publics étrangers en vue de l'obtention d'un marché. Des pressions croissantes pourraient bien inciter le Congrès américain à ouvrir sa propre enquête sur BAE, d'autant plus que le prince Bandar est un proche de la famille Bush. Idem en Suisse et en Suède, deux pays qui ont conclu des affaires avec BAE et où la justice est moins facilement découragée.
Mais il n'est pas admissible de compter sur des autorités judiciaires étrangères pour faire un travail interdit à notre propre justice par l'Attorney général. Si l'on doit prendre en considération les répercussions potentielles qu'aurait la perte du marché militaire saoudien, il faut également tenir compte des effets désastreux du maintien de ce contrat sur la réputation de pays respectueux des lois. Sommes-nous en train d'affirmer que le fleuron de l'industrie britannique ne peut prospérer sans se salir les mains ? Et si tel est le cas, qui sommes-nous pour faire la leçon à l'Afrique sur la lutte contre la corruption ?
The Guardian
Courrier International
*Photo : A la une du Guardian du 8 juin : "L'Attorney General savait que BAE avait versé un milliard de livres. Il a étouffé l'affaire".