*** Le nouveau langage de fermeté que Moscou tient à l'Occident plaît aux pays en développement. Mais la Russie n'a pas forcément les moyens de disputer leur hégémonie aux Etats-Unis. L'analyse du quotidien Nezavissimaïa Gazeta.
Ces derniers temps, les diplomates des pays en développement rapportent de plus en plus souvent, sur le ton de la confidence, que la plupart des dirigeants de la planète se félicitent du ton abrupt employé par Vladimir Poutine à l'égard de l'Occident. Même dans les pays considérés comme des alliés militaires et politiques des Etats-Unis, on convient qu'il est très important que la Russie conquière l'un des sommets du monde multipolaire et s'y affirme.
Le règne sans partage des Etats-Unis sur l'olympe de la politique mondiale, qui dure depuis près de vingt ans, a lassé la majorité des Etats. A la longue, le monopole du jugement sur la situation internationale, sur les différents régimes et les événements ou les intentions des uns et des autres devient très pesant et asphyxie les relations internationales, comme peut le faire un monopole de la vérité en politique intérieure.
Les diplomates étrangers affirment que la position de la Russie telle qu'énoncée dans le discours de Vladimir Poutine à Munich [en février dernier] trouve un soutien absolu en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Partout, sauf en Europe et aux Etats-Unis. Détail intéressant, le président russe, dans ce discours, n'a rien dit de neuf sur le fond. De l'élargissement de l'OTAN à la non-prolifération des armes nucléaires, en passant par l'exportation des "révolutions colorées", notre position avait déjà été maintes fois exprimée, sous différentes formes, par des responsables russes de divers niveaux. A Munich, la seule nouveauté a été le ton employé, la brutalité des formules, le martèlement des phrases et l'absence des tournures tempérées ou équivoques habituelles. Or, c'est justement cela que le monde non-occidental attendait de la Russie. Le ton d'une puissance sûre d'elle, indépendante des Etats-Unis, qui utilise le langage des menaces réciproques, quand bien même elles seraient asymétriques.
Ce phénomène psychologique de nostalgie d'un monde bipolaire est intéressant à plusieurs titres. Un tel contexte offre en effet à ces pays une marge de manœuvre qui favorise leurs propres intérêts. Il leur permet d'occuper une place qui correspond au moins partiellement à leurs convictions. Par ailleurs, la part du marchandage en politique étrangère a toujours été, pour les pays les plus faibles, un moyen d'affirmer leur fierté nationale.
Mais l'essentiel demeure tout de même le mécontentement face à la politique étrangère menée ces dernières années par les Etats-Unis, et à son caractère injuste. Les méthodes de lutte contre le terrorisme international, les faux prétextes avancés pour envahir l'Irak, le refus agressif d'appliquer les résolutions de l'ONU ont braqué les pays en développement. Ils se sont sentis vulnérables, menacés dans leur souveraineté, à la merci de l'arbitraire et victimes de sanctions injustifiées pour "désobéissance".
Les responsables russes devraient apprécier l'accroissement de l'autorité et de la popularité de notre pays dans des Etats qui, notons-le, n'ont aucune frontière commune avec nous. Exprimer la pensée profonde et les espoirs de millions de personnes à travers le monde dans les débats houleux avec l'Amérique est un honneur et une responsabilité. Cela confère une autorité.
Mais il est important de connaître les limites de ce qui est réellement possible. Nous ne sommes plus l'URSS, nous n'avons plus sa puissance, son potentiel, ni son idéologie. Nous étions à genoux et sommes simplement en train de nous relever. Notre peuple n'est pas encore très à l'aise. Pauvreté, mauvaises conditions de logement, inégalités d'accès à l'éducation, à la médecine et aux loisirs – nous allons devoir consacrer des sommes gigantesques à notre propre pays. La tâche de nos dirigeants sera de maintenir la Russie sur la limite où il est agréable, flatteur de se sentir à part, compris, populaire, voire leader dans les relations internationales, sans pour autant que ce soit au prix de pertes financières. De toute façon, le conflit avec le "premier pôle" du monde, dont beaucoup de pays ont la nostalgie, ne semble pas un objectif raisonnable pour la Russie. Comme le dit la chanson, "nous avons encore à faire à la maison".
Nezavissimaïa Gazeta
Courrier International
25 mai 2007
*Photo : Vladimir Poutine à Munich, en février dernier
AFP